1976, mon père quitte son pays natal pour la France dans l’espoir de trouver un emploi et de s’installer avec sa famille. C’était un 29 septembre. La date est restée intacte dans sa mémoire. Pour y arriver, il lui faudra énormément de patience et de courage. Burkina-Faso, Nigeria, Cameroun, Tchad, Libye. Il traverse ainsi l’Afrique en transport en commun pour arriver en Europe où il fait escale en Italie et à Nice avant d’atteindre la capitale. Dix ans plus tard, ma mère le rejoindra. Tout cela, les jeunes au regard vide qui squattent mon hall d’immeuble ne le savent pas.
Dans le hall enfumé par les cigarettes, ils discutent tweet et se taquinent sur leurs coupes de cheveux. Sur le sol, les mégots côtoient des cartons de kebab vides. Si tu espères pouvoir te frayer un chemin jusqu’à l’ascenseur, il faut marcher sur la pointe des pieds pour éviter les crachats.
Pour 500 grammes d’agneau, de mouton… de shit
Ainsi, tous les jours je rentre chez moi – les vêtements imprégnés d’un festival d’odeur, subtil mélange de tabac froid et de reste de nourriture – et je me demande : pourquoi ? Pourquoi devrions-nous vivre comme cela ? Pourquoi ma mère, mon père et mes voisins doivent-ils supporter tout cela après une dure journée de travail ? Comment ces jeunes dont l’histoire familiale a certainement des points communs avec la mienne peuvent-ils délibérément occuper et dégrader des immeubles sans penser à leurs habitants?
Adossés aux murs à la peinture écaillée du bâtiment, ils observent à travers la vitre de la porte d’entrée. Regard constamment figé vers l’horizon – en même temps, si t’es guetteur ton job c’est de surveiller. Le corps constamment en alerte, prêt à bondir dehors au moindre mouvement suspect qui se profilerait dehors. Les rondes se succèdent et s’enchaînent. Le shit – candidement renommé par des substituts improbables comme agneau ou mouton – est baladé de main en main, main en poche, poche en main.
Les warriors du thermomètre
Les plus jeunes doivent avoir douze ou treize ans. C’est curieux de se dire que quand j’avais cet âge – ce qui remonte à pas très loin – les activités populaires étaient de troquer des fiches célébrités de magazines comme Fan 2 ou Star Club. Du temps où on dansait sur Crazy in Love de Beyoncé, où on dévorait Harry Potter puis scrutait l’heure pour regarder la Star Ac. Les temps changent plus vite qu’on ne le croit.
Pluie, averse, neige, brouillard, tonnerre. Rien ne semble les dissuader d’accomplir leurs missions. Ces derniers temps le thermomètre flirtant avec les températures négatives, j’aperçois leurs mains sèches devenues pâles qui se glissent furtivement dans leurs poches étroites. Ils déposent des lèvres gercées sur leurs cigarettes, en tirent des bouffées profondes avant d’exhaler la fumée voluptueusement, masquant ainsi la vitre de la porte d’entrée en lui donnant des allures de sauna.
Alors que je franchis le seuil de l’immeuble je me demande s’ils ont des rêves. Vision peut-être naïve mais selon moi tout le monde a des rêves. Même ceux qui n’y croient pas. Est-ce qu’ils espèrent quitter ces murs un jour ? Peut-être se surprennent-ils, cachés derrière leurs grands blousons, fixant l’horizon, à imaginer, rêver d’un ailleurs, d’une vie meilleure.